Channel 1, les ruines du reggae...
Suite à la mort de Joseph "Jo Jo" Hookim survenue le 21 septembre 2018, nous traduisons en français un article rédigé en 2012 sur les restes du studio légendaire ouvert par les frères Hookim en 1975. Il a marqué à jamais l'histoire du reggae par son son "Rockers" unique et par ses productions somptueuses. On estime que 80% du reggae enregistré entre 75 et 80 le fut entre ces murs... qui s'effondrent lentement sous le soleil.
Channel One, les ruines du reggae...
Maxfield Avenue, dans les années 70, était “the place to be” à Kingston. Les mômes de Kingston s’y rendaient pour se faire la dernière coupe de cheveux à la mode ou s’acheter les fringues les plus en vue du moment. La violence a toujours été une composante de cette partie de la capitale, adossée au ghetto de Trench Town, à Kingston ouest—surtout le bas de l’avenue. Mais le meilleur y côtoyait alors le pire et Maxfield abritait aussi le studio le plus couru de la capitale, le légendaire Channel One, ouvert par les frères Hookim vers 1975. Leur son occupa le devant de la scène pour le reste de la décennie, dictant les codes de cette musique à travers le monde entier. On estime aujourd’hui que 80% des chansons enregistrées à cette période le furent entre ces murs.
Channel 1 produisait, mais était aussi un studio que l’on pouvait louer. Les tarifs étaient élevés et la plupart des producteurs préféraient faire les prises de voix à Waterhouse, dans le petit studio de King Tubby, bien meilleur marché. Mais quand il s’agissait d’obtenir un instrumental, Channel One devenait incontournable. Du coup, tout le monde traînait sur place. Les meilleurs musiciens, les artistes les plus demandés... Pour éviter de traverser le quartier à la nuit tombée, alors que les coups de feu résonnaient alentour, beaucoup passaient la nuit dans le studio, attendant le petit matin pour regagner leurs pénates. Toute une époque...
Sur le mur d’entrée d'environ quatre mètres de haut, le glorieux s'étale en lettres blanches sur fond noir. A gauche, les portes en fer ornées sont des labels des frères Hookim (Channel One, Well Charge...). Quarante ans plus tard, les inscriptions y sont toujours ; forcément magiques pour tout amateur de reggae. Elles apparaissent soudain au détour de l’avenue, au milieu de la misère et du désespoir. Channel 1 Recording Studio. Je m’y suis arrêté plusieurs fois dans ma vie, mais l’excitation renait dès que je pose le pied hors de ma voiture. Le studio a fermé depuis longtemps ; aujourd’hui, seuls les “duppies “ (fantômes) hantent encore les lieux. Le toit s’est envolé, il n’y a plus de fenêtre, la moitié des murs a disparu. Pas de doute, après toutes ces années, la misère a vaincu Channel One. C’est le bout de la route.
Je m’approche pour contempler ce qu’il reste des labels peints sur la porte. Pas grand-chose, en fait ; mais ils sont là, cependant. Tout comme ce grand mur noir... Á l’intérieur, la désolation. Mais on trouve les deux bandes peintes sur le mur du fond dans les années 70 et que l’on aperçoit sur plusieurs photos d’époque. L’esprit se fraie facilement un chemin dans le temps ; on entendrait presque les rires des musiciens, le son de cette musique fière et féroce, les gimmicks de Dillinger ou les harmonies des Mighty Diamonds. Les Roots Radics, groupe de session légendaire, sont là aussi, tout comme Sly Dunbar, l’architecte du son Channel 1 (autant dire du son “Rockers”), avec son “double-drumming”, qui claque comme une détonation de M-16. Je prends des photos, heureux de me trouver là, attristé de voir à quoi en est réduit sa dépouille de cette musique.
Quelques Jamaïcains ne tardent pas à approcher. Ils ont la cinquantaine, ils ont connu Channel One à l’époque de sa gloire. “Tu te rends compte à quel point cet endroit est puissant ?” glisse l’un d’eux à son ami. “Après toutes ces années, « ils » s’arrêtent encore...” Ils, les Blancs. Ces curieuses créatures qui s’intéressent à des bâtiments en ruines et à une musique morte depuis longtemps. Que faire de Channel 1 aujourd’hui ? Un musée ? Quel meilleur endroit ? Cela deviendrait dès lors un point de passage pour les amateurs de reggae du monde entier ; on pourrait organiser des petits concerts de ceux qu’on appelle ici les “vétérans”. Les touristes, pour peu que le quartier soit sécurisé, viendraient prendre la pose devant ce mur légendaire ; et qui sait ? Si personne ne les harcèle, ils pourraient même boire une Red Stripe et manger un morceau dans un restaurant de l’avenue. Et, au final, injecter un peu d’argent dans le quartier. Certes, la criminalité reste un problème en Jamaïque. Mais les efforts du nouveau Ministre de l’Intérieur (article écrit en 2012) semblent prometteurs ; la chute du « parrain » Dudus marquera peut-être le début d’une nouvelle ère en Jamaïque ? Plus de racket, plus de fusillades... Le tourisme renaîtra alors de ses cendres, et downtown Kingston se réveillera en étalant sa gloire passée que l’on perçoit encore, sous la couche de misère. Des initiatives personnelles, alors, surgiront de partout, les Jamaïcains sont si inventifs. Un beau rêve, oui ; mais un rêve. La Jamaïque lutte de toutes ses forces mais le mal est profond : crise économique, chômage, pas ou peu de ressources naturelles, le crime, la corruption. Retour sur terre, sur Maxfield Avenue, à Channel One ; dont la gloire est fanée à jamais.
Les Hookim ont pensé le rouvrir voici quelques années, dans un coin tranquille d’uptown loin de la gangrène criminelle. Channel quoi, alors ? Channel 2 ? Allons, il n’y aura jamais qu’un Channel 1. Et les amateurs de reggae doivent en faire le deuil. Les murs s’écroulent, la peinture s’efface... Quand les façades tomberont, ce sera la fin. Les royaumes se dressent puis s’affaissent, chantaient les Wailing Souls en leur temps. Il me semble d’ailleurs que cette prophétie fut enregistrée entre ces mêmes murs. La Jamaïque fut un jour le puissant royaume du reggae, en effet. Le pouvoir et la gloire, toujours l’accompagneront. Mais il ne s’agit plus que des ruines d’un âge d’or révolu... Channel One, c’est plus qu’une histoire un peu triste, c’est le symbole presque insoutenable de la chute d’une dynastie royale, celle du reggae.
T. Ehrengardt