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Le gangsta dance hall en Jamaïque, l’oeuf ou la poule ?


​Au Mexique, on a les narcocorridos; aux USA, le gangsta rap; en Jamaïque, c’est le dance hall qui glorifie le mode de vie des gangsters. La plus grande star du genre, Vybz Kartel, ne purge-t-elle pas actuellement une peine de prison à perpétuité ? Rassurez-vous, cela ne l’empêche pas d’enregistrer des tubes. Son dernier en date se retrouve d’ailleurs au centre d’une polémique : celle d’un clip où apparaissent armes réelles et fourgon blindé. Larger than life, comme on dit là-bas—plus vrai que nature.

Le type affiche un sale rictus, mi- sourire, mi- grimace. Tout en chantant, il se frotte sur l’arrière-train imposant d’une nana drôlement souple qui, la tête entre les genoux, fait vibrer ses grosses fesses molles sous son « nez », au rythme déjanté d’un titre dance hall. Alentour, sur le yacht de milliardaire réquisitionné pour le clip, tout le monde trouve ça normal. Pour cause : des gonzesses en bikini, ces types là, ils en « baisent par le trou, au kilomètre. » Quelqu’un y trouve à redire ? « Le petit point rouge d’un viseur infra-rouge se ballade sur son front ! » prévient le refrain. On l’aura compris, on a ici affaire à des vrais durs, des tatoués, des pas-beaux-et-pas-gentils, du genre à qui on ne voudrait pas confier sa gamine. Et qui loin du repentir, ou même de la discrétion que semblerait imposer leurs activités, se gargarisent en chansons. Ce titre, Infrared (TJ Records), réunit le chanteur Mascika et la star incarcérée Vybz Kartel qui, lors de son arrestation, fut accusée par un haut gradé de la police de diriger un gang responsable de plus d’une centaine de meurtres. Difficile de visionner le clip en question, qui a été retiré de la majorité des plates-formes de diffusion. Car si ce genre de vantardises ne choque plus grand-monde en Jamaïque, celle-ci a interrogé les forces de l’ordre : d’où sortent ces armes réelles, filmées en gros plan à plusieurs reprises ? Qui a fourni le fourgon blindé que le chanteur et ses amis font mine de braquer pour les besoins de la vidéo ? Les clips de dance hall sont entrés dans le viseur des forces de l’ordre depuis la sortie, au début du mois, d’une vidéo du même genre, illustrant un titre d’une autre star tatouée du dance hall, Alkaline. On y voit aussi des armes à feu réelles, mais surtout une nana, revêtue de l’uniforme officiel des forces de police, en train de se livrer à des activités sexuelles explicites avec l’un des figurants. La police « suçant les gangsters » ? Un symbole qui a laissé un goût amer dans la bouche de certains.

Les histoires de flingues, de truands et de cul, en Jamaïque, on connait bien. Cette petite île de 3 millions d’habitants, berceau de Bob Marley ou d’Usain Bolt, lutte contre la misère et la corruption généralisée de ses institutions depuis des décennies, s’illustrant régulièrement au palmarès des pays les plus dangereux au monde. Il faut dire qu’elle est devenue une plaque tournante du trafic de cocaïne ; avec plus de 200 gangs en activité et plus de 1000 meurtres par an, la « petite île sous le soleil » chantée en son temps par Belafonte a désormais des allures de radeau de la méduse. Pas étonnant que, dans ce pays de durs à cuir, la culture gangster se soit érigée en modèle pour toute une frange de la population ; celle des ghettos, nombreux, qui gangrènent la capitale Kingston, mais aussi d’autres grandes villes comme Portmore, Spanish Town et aujourd’hui Montego Bay. Car depuis quelques années, le crime s’étend jusque sur la côte nord, jusque là fief préservé de l’industrie du tourisme. Mais dans la mesure où il est illégal de photographier ou filmer un cadavre, cette hécatombe demeure une tragédie sans images. Dans les clips, où il est souvent question de violence (qu’on la déplore ou qu’on l’assume), on ne montre pas plus d’armes à feu. Les réalisateurs recouvrent donc des bouts de bois d’un foulard, ou utilisent des jouets en plastique—qui s’avèrent parfois encore plus inquiétants. Voici le tabou que la vidéo d’Infrared a fait tomber. Mais elle dévoile surtout la perversité d’une société corrompue, l’échec d’un modèle laminé par les réalités d’une économie en haillons et d’institutions politiques coupables. Des flics « louant » ou prêtant leurs uniformes pour les besoins d’un clip qui glorifie les criminels ? Rien de surprenant.

Régulièrement, les journaux relatent l’histoire d’un policier assassiné alors qu’il buvait un coup dans un bar. Il s’agit rarement d’actes haineux visant l’institution policière, mais plus souvent de règlements de comptes. Car en Jamaïque, posséder une arme, même légalement, reste avant tout un moyen de survie. Et nombre de policiers se trouvent impliqués dans des histoires pas nettes. Tirant sur un spliff (joint) au milieu de son fief, le jeune Rico explique : « Tu as des policiers proches des gangs, man. Avec de l’argent, tu te mets facilement les flics dans la poche. » Pire, Rico pousse régulièrement certains de ses jeunes recrues à s’enrôler dans les forces de police. On comprend mieux comment les gangsters ont accès à des uniformes officiels pour leurs clips—sans parler d’informations sensibles. Renato Adams, un « super-flic » à la mode locale, confie : « Dès qu’on partait en opération, je confisquais le portable de tous mes hommes, et je ne leur dévoilais jamais notre destination finale. » Dans cet environnement hostile, le dance hall, avec sa gangsta culture, semble l’ennemi naturel des forces de police. Pourtant, mâchouillant un chewing-gum et conduisant à tombeaux ouverts, la policière Sasha reprend à tue-tête les refrains de Vybz Kartel dans son véhicule de service. « Ouais, dit-elle, on combat les « badman » tous les jours, mais on aime bien leur musique. » Moins leurs clips, en revanche.

La Jamaïque traverse actuellement l’une des pires phases de son histoire. Le crime se répand à une vitesse exponentielle et après avoir promis aux électeurs qu’avec lui, ils dormiraient la porte ouverte, le Ministre de la Sécurité Nationale vient d’avouer publiquement son désarroi ; il en appelle « à tous les hommes de bonne volonté ». L’aveu d’une impuissance criante. Devant une telle débâcle, censurer des clips de dance hall s’avère-t-il prioritaire ? « Il faut livrer bataille sur tous les fronts », nous confiait l’ancien Ministre de la Sécurité. Mais supprimer les symptômes ne signifie pas guérir le malade. Crime ou dance hall, la version jamaïcaine du fameux « l’œuf ou la poule ? ».

Voir la vidéo d'Infrared : https://www.vevo.com/watch/vybz-kartel/infrared-(official-video)/QMAXQ1503552

(c) Thibault Ehrengardt

Pour en savoir plus sur les gangs en Jamaïque :

LES GANGS DE JAMAIQUE,

par Thibault Ehrengardt (DREAD Editions)

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