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Cartouche, ou les Voleurs de la cinquième république...

De la Régence à la crise économique actuelle, une petite pièce de théâtre consacrée à Cartouche cristallise la colère du peuple.

Edition de la pièce de Legrand (1721)

La crise économique, les Panama papers et les scandales financiers à répétition qui secouent la France ont créé un climat insurrectionnel et un mécontentement qui rappellent la Régence de Louis XV (1715-1723). La banqueroute générale qui suit la mise en place du système de Law (première tentative d’imposer la monnaie papier) se produit en 1720. Un an plus tard, Cartouche est rompu vif en place de Grève. La police, espérant rétablir l’autorité d’un Régent faible et mal-aimé, fait de Cartouche un bouc-émissaire. Mais tandis qu’elle s’efforce de le noircir, la populace l’élève au rang de martyr. Le système a créé un monstre qui va se retourner contre lui. Tout ceci se lit entre les lignes d’une petite pièce de théâtre que l’on donne à Paris huit jours avant son exécution, Cartouche ou Les Voleurs ; et qui se lit aujourd'hui encore comme si elle avait été écrite hier.


Cartouche ou Les Voleurs est un remarquable petit ouvrage in-12° (format de poche) paru pour la première fois en 1721. Cette pièce en trois actes s’inspire du destin d’un homme encore vivant à l’heure où elle se donne pour la première fois sur la scène du Théâtre-François, à Paris ; emprisonné non loin, au Châtelet, Cartouche attend en effet de périr sous les coups du bourreau Sanson. Pendant ce temps, on se presse au spectacle. Il faut dire que sous des dehors de « gentille comédie » (Barbier, voir plus bas), cet opuscule signé Marc-Antoine Legrand (1673-1728) dresse le portrait satirique d’une société corrompue. L'édition originale (chez Musier, Thiboust & Pépingue, 1721) est de belle facture : papier épais, vignettes dans le style romain en début d'actes et "privilège du Roy". Néanmoins, c'est par le biais des éditions plus modestes que la pièce se répand. Ce sont des impressions modestes, rassemblant les caractéristiques des livres de colportage (ancêtres des livres de gare), tels qu’énumérés par la Médiathèque Grand Troyes : « Papier grossier, caractères usés, couverture muette de papier souvent bleu-gris (1) (papier servant à emballer les pains de sucre), illustrations rares et utilisant des bois réemployés.» Un exemplaire de l'une de ces éditions (chez Garnier, à Troyes, non daté) nous est parvenu; il est tronqué du dernier acte, malgré la mention "fin" que l'on trouve sur la dernière page. Il sent le coin de rues de l’Ancien Régime et il a été lu, manipulé, corné. Il narre l’histoire d’un misérable qui grandit à Paris, entre les cabarets de la Courtille et le Pont Neuf où il fait ses mauvais coups. Loin des salons littéraires, Cartouche vit les pieds dans la boue, l’arme à la main, la police aux trousses et des « mouches » (indicateurs) tout autour.


Cartouche est le tout premier ennemi public numéro 1 de l’histoire de France, une vedette. Dans tout Paris, on ne parle que de lui, de ses vauriens et de leurs méfaits. La police, alors en pleine mutation, exagère sa puissance, profitant de sa chute pour expurger les rues de la capitale de toute sa racaille ; elle lit aussi avec attention tous les ouvrages consacrés à sa vie avant d’autoriser leur impression ; ce qui explique leur morale assommante. Et la manière dont certains récits noircissent ses actions. Au moment de son exécution (probablement le jour-même), une plaquette devenue très rare circule dans les rues de Paris : « Exécution remarquable faite dans Paris de François (sic) Cartouche... » Elle ne porte ni titre, ni signature, ni aucun nom d’imprimeur ; juste la mention « Avec permission », c’est-à-dire imprimée avec l’autorisation de la police des livres. L’animal y est décrit comme un « débauché » depuis sa tendre enfance, versé dans des « crimes exécrables », donnant des « coups de poignards » à ses hommes lorsqu’ils ne satisfaisaient pas à ses exigences pécuniaires. « On le craignait partout, lit-on, et personne n’osait l’attaquer. » Etrange écrit qui se trompe sur un nom si célèbre, et prétend qu’il eut « le ventre ouvert, ses entrailles tirées de son corps » pour permettre au bourreau de « lui battre le visage » avec ! Le texte aura été écrit avant l'exécution, afin d'être imprimé et vendu au pied de l'échafaud. On comprend néanmoins à sa lecture que le discours officiel sur Cartouche ne tolère ni la nuance, ni l’empathie. Un « politiquement correct » auquel il faut sacrifier, pour peu que l’on veuille publier un ouvrage sur sa vie ; or on sait qu'il se vendent comme des petits pains chauds.


Ci-dessus : très rare compte rendu de l'exécution de Cartouche, imprimé "Avec permission" au moment de sa mort.

Tel est le carcan que brise la fausse autobiographie anonyme Les Amours et la vie de Cartouche, que nous avons récemment rééditée dans la collection Le Moine marin (DREAD Editions). Parue en 1789, elle jouit de cette liberté nouvelle accordée aux libraires au lendemain de la Révolution—la préface dit que le manuscrit fut trouvé... à la Bastille après qu’elle fut prise ! Cartouche se « libère » de ses censeurs et exulte : « L’assommante probité de mon père fut toujours en contradiction avec mes désirs ; prévient-il dès la première page de « son » récit. Il voulait me procurer un état honnête, mais entendant peu cette phrase, qui n’est pas très lucide, je ne m’occupai dès mes plus jeunes années que de marcher à la fortune, par le chemin le plus court. » On le transforme en prophète de la révolution, en « général » en guerre contre un système inégalitaire ; il devient le respectable ennemi de l’aristocratie, le vengeur des sans-grade.


Ci-dessus : la fausse autobiographie de Cartouche, rééditée par nos soins.


Mais bien avant cette prétendue autobiographie, Legrand est le premier à parler de Cartouche autrement. Dans son livre Cartouche, Histoire authentique (Paris, 1859), Barthélémy Maurice dit que sa pièce obtient le privilège de publier dès mars 1719 (ce qui semble un peu étrange, son nom commençant à peine à se répandre cette année-là). Elle s’intitule alors Le R. de C. pour le Règne, ou Royaume, de Cartouche (c'est le privilège de l'édition originale qui en atteste). Elle ne plait guère à la police des livres qui « s’aperçut que la pièce était une satire des agents employés à la recherche de Cartouche. » (Maurice) L’affront est avéré, et réside dans le rire ; celui suscité par la scène XI de l’acte I, notamment, au cours de laquelle une troupe du guet s’apprête à arrêter Cartouche.

« Nous avons tous du cœur, affirme alors l’Exempt (policier) pour encourager ses hommes.

- Comme des lions, rétorque l’un d’eux, malicieusement appelé La Valeur. »

Mais voyant Cartouche approcher en compagnie de l’un de ses complices, l’Exempt propose un repli stratégique. « Vous avez raison, répond l’un d’entre eux, ils sont deux et nous ne sommes que douze, la partie n’est pas égale. » La suite a fait s’esclaffer tout Paris. Cartouche se dirige vers la troupe du guet: « Si tu branles, lance-t-il à l’Exempt, je te brûle le nez comme à un lapin. » Legrand ajoute ici une didascalie : « Cartouche (...) passe au milieu des Archers, et tire un coup de pistolet qui les fait tous tomber par terre. » Une courte scène pleine de malice, écho théâtral d’une anecdote réelle au cours de laquelle Cartouche s’extirpe d’une maison remplie d’exempts en se faisant passer pour un occupant des lieux. Dans la rue, il tombe sur deux archers inquiets : « Cartouche est-il pris, Monsieur ? » Tirant ses deux pistolets et les déchargeant, il s’écrit : « Pas encore ! » Un fait d’arme comme en raffole la populace. Cartouche éloigné, les exempts de Legrand se relèvent : « Allons, camarades, replions-nous en bon ordre. (...) Nous avons fait notre devoir. » Voilà qui en dit long sur la conception du « devoir » de la police mal-aimée de la Régence ; on la sait corrompue, peu efficace. Or, l’inconséquent régent Philippe d’Orléans (qui rappelle un peu François Hollande à certains égards) cherche à forcer le respect de ses sujets, surtout depuis le récent fiasco économique du système de Law, première tentative du passage au papier monnaie qui débouche sur une banqueroute générale en 1720. Il ne saurait, en conséquence, laisser une pièce ridiculiser son autorité. Du coup, on refuse à Legrand le droit de donner sa pièce « jusqu’à la prise du bandit, poursuit Maurice. (...) qui eut lieu le 14 octobre 1721. »

Clerc ou larron

L’ennemi public numéro 1 n’est pas arrêté depuis une semaine que l’on donne déjà sa vie en spectacle au théâtre du Palais-Royal. Néanmoins, il ne s’agit pas de la pièce de Legrand qui se fait damner le pion par des dramaturges italiens sur le fil. Leur pièce s’intitule Arlequin-Cartouche, elle est montée le 20 octobre et consiste, d’après le Mercure de France (Novembre 1721), en une succession « de tours de filous, dont on a composé plusieurs scènes, cousues précipitamment les unes aux autres, pour prévenir une pièce sous le même nom. » Prévenir une autre pièce ? Celle de Legrand, bien sûr. Car dès le lendemain, notre auteur investit le Théâtre-François. Edmond-Jean-François Barbier, avocat de profession et chroniqueur de son temps, constate: « Il y va un monde étonnant. » Certes, les « personnes respectables » (Mercure) jugent ces spectacles indécents. Barbier souligne en effet que jouer la vie d’un « homme qui existe réellement, qui est tous les jours interrogé, et dont la fin sera d’être roué vif (...) n’est pas séant. » Néanmoins, le succès s’avère immédiat. Le premier soir, il faut interrompre la pièce d’ouverture, Esope à la Cour de Boursault, sous les cris du public impatient venu voir Cartouche. Malgré, ou à cause de, ce public nombreux, les deux pièces sont finalement interrompues au bout d’une douzaine de représentations. Mais déjà, tout Paris ne parle plus que de ce voleur flamboyant et l’on se presse au Châtelet pour l’apercevoir. Barbier lui-même cède à l’humeur du temps : « La petite comédie de Cartouche est imprimée pour comble d’impertinence. Je l’ai achetée, avec l’arrêt des rompus, pour servir des pièces justificatives des sottises de ce pays-ci. » Ainsi donc, notre petit ouvrage a atterri dans la bibliothèque du fameux Barbier ! Au rayon « sottises », certes. Mais tout de même...


La pièce nous plonge au cœur d’une société déréglée et l’auteur s’amuse à brouiller les pistes. Qui sont Les Voleurs du sous-titre ? Les « Cartouchiens » qui dépouillent un bourgeois innocent ; ou ce même bourgeois qui promet la main de sa fille à un prétendant avant de la « vendre » à un plus offrant ? Le «Cartouchien » qui arrache son portefeuille à passant ; ou ce même passant, de noble extraction, qui, son portefeuille rempli « d’assignations » en atteste, détourne la loi à son propre profit, dépouillant son prochain sous le couvert de la loi ? Quant aux valeurs morales, qui peut s’en prévaloir ? Le courageux Cartouche qui exhorte ses soldats de misère à périr « armes à la main » (acte I, scène III), ou les exempts qui se jettent à terre au premier coup de feu ? Même les « mouches » jouent triple-jeu ! Lorsqu’un larron en signale une à Cartouche, le chef des voleurs le rassure : « Vous ne vous trompez pas ; mais c’est l’un de nos pensionnaires, qui donne (aux exempts) à toute heure le change et nous rapporte fidèlement tout ce qu’ils doivent faire dans la journée. (...) Celui-ci, finit-il, est honnête homme. » Ou l’art de tourner « honnêteté » en ridicule. Morale et justice, dans ce panier de crabes, ne sont plus qu’ombres fuyantes. Gripaut, ancien galérien, n’est-il pas sur le point de devenir Procureur du Roi en rachetant une charge officielle ? « Après avoir fait tant de métiers différents dans ma vie pour attraper le bien d'autrui, dit-il (acte I, scène I), je veux couronner l'œuvre, en devenant Procureur. »


Le Jargon de la Courtille

La pièce « italienne » ne fut apparemment jamais imprimée. Celle de Legrand, en revanche, l’a été de nombreuses fois ; elle a même été reproduite dans le livre de M. Maurice, en 1859, pour la plus grande joie des amateurs d’argot. Ce « jargon », décrit en 1690 par Furetière comme « vicieux et corrompu », fait une percée foudroyante dans la société française suite à cette pièce. On l’emploie bientôt dans les salons littéraires et il est de bon ton d’en user à la Cour. « Irons-nous battre l’entiphe sur le grand trimat ? » demande Cartouche à ses hommes. Une note accompagne cette ligne : « Terme d’argot pour dire, allons sur le grand chemin. » Plus loin, il demande : « Qu’avez-vous pincé (volé) ? » ; ces termes ajoutent du pittoresque à la pièce, à l’instar des surnoms des larrons comme La Pinse, L’Estocade ou Bel-Humeur ; même si nous sommes encore bien loin des noms de guerre des véritables « Cartouchiens », tels que dévoilés par leurs arrêts de mort : Chevalier le Craqueur, Tête de Mouton, la Blonde, l'Amy du Cœur Cocher, le gros Bourguignon dit le Petit Brin d'Amour ou encore Cuisse d'Or.


Ci-dessus : acte original de condamnation à mort du Chevalier le Craqueur, Cartouchien célèbre pour avoir notamment assassiné un dramaturge.


Legrand n’emploie que peu d’argot dans son texte mais semble bien renseigné. Comme le souligne Claudine Nédélec dans Analyse et étude de l’argot (Grihl, 2007): « L’aspect le plus exceptionnel (...) de la démarche du dramaturge (...) Marc-Antoine Legrand, fut la visite qu’il fit en prison au célèbre brigand Cartouche, visite pour laquelle il s’était fait accompagner du comédien qui devait jouer son rôle dans la pièce que Legrand était en train d’écrire, Jean-Baptiste Quinault. » C’est un jeune « Cartouchien » de vingt ans, Balagny (et non pas Balkany), qui dévoile cette histoire juste avant d’être rompu vif à son tour : « Un jour (le lieutenant-criminel et le procureur du Roi) entrèrent dans (ma cellule du Châtelet), de l’air de gens qui avaient bien diné ; ils étaient accompagnés de deux messieurs en habit noir, qu’ils me dirent être M. Legrand, auteur d’une pièce intitulée Cartouche, et M. Quinault, qui devait remplir le rôle de mon malheureux camarade (Cartouche, NDLR). » On envoie chercher Cartouche dans sa cellule, on ouvre quelques bouteilles et on offre du bon tabac. « Ils nous prièrent d’exécuter devant eux des tours de voleurs et de parler argot, ce que nous fîmes volontiers. Les deux acteurs prenaient note de l’argot (...). Nous rîmes tous beaucoup et passâmes une excellente soirée. » Mathieu Marais, auteur d’un Journal sur la Régence, écrit : «Tout Paris a été surpris de cette indécence, qui est bien proche de la prévarication. » De fait, les magistrats seront entendus au sujet de cet épisode, tout comme Legrand. Un scandale de plus.

Le « jargon » est absent des productions littéraires entre 1644 et 1721. Trop commun, le parler du peuple n’a guère les faveurs du Grand Siècle. Mais à d’autres temps, d’autres mœurs. « Vers 1720, explique Claudine Nédélec, la Comédie française doit rappeler à elle un public qui la déserte pour les spectacles « populaires », drôles et à la mode, libres et novateurs... » Pour Legrand, l’argot semble une manière supplémentaire de dénoncer les faux-semblants. « Le masque du beau langage recouvre parfois bien pire que le langage ouvertement marginal des filous, car le langage est un masque comme un autre », souligne Claudine Nédélec.


Notre pièce de boulevard démontre que les puissants de ce monde ne sont souvent qu’une bande de crapules qui n’ont rien à envier aux «Cartouchiens » ; pire, ils camouflent leur noirceur sous un langage poli et des manières vertueuses. Une prise de conscience qui, pas à pas, a mené la France à 1789. Á l’heure où nos « gentils » banquiers et nos politiciens « aux mains propres » jettent les petits délinquants en prison entre deux montages financiers au Panama, la pièce de Legrand semble plus d’actualité que jamais. « Cartouche est-il mort, Messieurs ? » PAN ! PAN ! Peut-être pas encore.


(c) Thibault Ehrengardt


(1) D’où leur appellation de livres de « la bibliothèque bleue ».









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